Première partie: Territoire, recensement et production
Mis à part la haute-mer, héritage commun de l’humanité, ce sont les réclamations maritimes d’un pays qui délimitent son territoire potentiel de pêche. En vertu de la Convention de Montego Bay,1 dont Haïti est membre depuis 1996, la Zone Economique Exclusive (ZEE) peut s’étendre jusqu’à deux cents milles nautiques de la côte.2 Sur cette laisse de mer, un État côtier peut revendiquer des droits exclusifs sur l’exploitation marine – y compris la pêche.3
Là où coexistent des États côtiers voisins, leurs ZEE respectives s’en retrouvent tronquées. La frontière maritime doit alors être définie par des traités, comme Haïti l’a déjà fait avec Cuba et la Colombie vers la fin des années 70.4 Bien que les frontières maritimes avec la Jamaïque, la Grande Bretagne (Iles Turks et Caïcos) et la République Dominicaine soient encore à négocier, la ZEE d’Haïti s’étendrait, par application de la Convention, sur une aire colossale de 103,818 Km2, l’une des plus vastes à l’échelle du Bassin de la Caraïbe.5
À côté de la pêche maritime, la pêche dite continentale s’exerce dans les eaux intérieures. Celles-ci, en Haïti, se composent à 69% de trois grands plans d’eau: le lac Azuei (Étang Saumâtre, 11,300 ha), le lac artificiel Péligre (4,800ha en moyenne) et les deux étangs de Miragoâne (1,130 ha). Ajoutant à ceux-ci les cours d’eau permanents et saisonniers, les petits plans d’eau et les retenues collinaires, la superficie des eaux intérieures d’Haïti s’élève à 22,700 (227 Km2).6
Pêcheurs et moyens de production
Le recensement de 2018 a dénombré un peu plus de 72,000 pêcheurs en Haïti, opérant depuis 592 ports de pêche.7 Seulement 24 de ces ports présentent des structures artificielles comme un quai ou un débarcadère. Du reste, il s’agit de sites de débarquement où seul le substrat naturel -sable, galets ou mangroves- soutient l’activité humaine.8
Les navires de pêche – 28,000 en tout – sont de construction artisanale, taillés selon des pratiques rudimentaires transmises de génération en génération.9 La pirogue, connue localement comme Bwafouye, est utilisée depuis l’ère précolombienne. On en dénombre aujourd’hui plus de 14,000, de loin la classe d’embarcation de pêche la plus commune. Viennent ensuite les canots en bois à quille (10,312), les bateaux koralen (corallin, 2,694) à fond plat, et depuis peu, encore en marge, les embarcations en fibre de verre, au nombre d’environ 700.10
Que ces embarcations soient mues par rame ou par pagaie, par godille, voile ou moteur, leur autonomie ne se mesure pas plus qu’en heures. La loi de la pêche, d’ailleurs, interdit les sorties de pêche artisanale de plus de 72 heures (Art. 9).11 Leurs dimensions varient de 3 à 6 mètres (10 à 18 pieds), et avec un franc-bord12 de quelques pouces, leur stabilité succombe rapidement en eaux ouvertes ou par mauvais temps. Pour leur sécurité et la survie de leur gagne-pain, les pêcheurs ne s’aventurent donc pas au-delà du plateau continental.13 En conséquence, la pêche en Haïti se trouve confinée à une frange de mer exiguë, mince de quelques milles nautiques qu’elle laboure à outrance, laissant inexploitée l’une des Zones Economiques Exclusives les plus étendues de la Caraïbe.
Les méthodes, elles aussi, sont traditionnelles. Le filet prédomine, là où l’on pratique aussi la pêche à la ligne, à la nasse, la palangre ou la senne. Certains s’adonnent à la pêche en plongée et à la lumière. Les Dispositifs de Concentration de Poissons (DCP) ont aussi été introduits depuis 2009. En permettant la pêche au-delà du plateau corallien, cette technique ouvre la voie à la capture de grandes espèces pélagiques. Par contre, bien que l’accueil des communautés de pêcheurs lui soit favorable, elle demeure encore sous-exploitée à cause des limitations des embarcations.
Les prises et leur classification
On classe parfois les espèces marines selon la profondeur où elles évoluent dans la colonne d’eau. Proche de la surface, on retrouve les espèces pélagiques comme l’espadon, la bonite, le thon et le marlin. Celles qui évoluent à proximité immédiate du fond marin sont dites démersales.14 La dorade, la morue et le rouget (babaren)15 par exemple, appartiennent à cette catégorie. Sur le fond, les espèces dites benthiques, plus denses que l’eau, sont généralement aplaties, soit sur le ventre comme la raie, ou sur le flanc comme la sole.16 Cette catégorie inclut aussi des crustacés, comme les variétés de langoustes, crabes, de homards ou de poulpes.
Ajante, Pwason Sad, pwason wòz, babaren, Bonit, Balawou, Dorad, 17 toutes des espèces démersales ou pélagiques côtières, témoignent d’une pêche concentrée au-dessus d’un plateau continental surpêché. Le contrôle absent des autorités laisse libre cours à la violation des périodes de pêche et de la taille minimale des captures, ce qui, à son tour, atrophie leur repeuplement. Il en résulte ce que Breuil18 a dénommé le cercle vicieux halieutique : « petites embarcations, forte prédation des eaux côtières, faible rendement par effort de pêche, réduction des bénéfices entravant toute possibilité de modernisation. »
Pour ce qui est de la pêche continentale, le potentiel des plans d’eau est estimé à 1,500 tonnes métriques (TM) par an,20 pour une production effective de 600 TM vers 2015.21 Comme sur les côtes, la pêche continentale est pratiquée par des petits pêcheurs locaux, opérant des embarcations et des techniques rudimentaires. De plus, le rendement de la pêche dans ces plans d’eau dépend de leur empoissonnement, qui doit être pratiqué par l’homme de façon périodique.22 Dû à son coût élevé, l’empoissonnement des plans d’eau en Haïti n’a jamais fait l’objet d’une politique permanente, et n’a pu être pratiqué que de façon sporadique avec la coopération de la FAO. On a documenté huit (8) empoissonnements du Lac Azuei entre 1997 et 1999, mais seulement trois (3) entre 2000 et 2008, ce qui a occasionné la chute de la production, de 140 tonnes en 1999 à 45 tonnes en 2006.
Haïti produit, dans ces conditions (données de 2015) entre pêche maritime, pêche continentale, et aquaculture23 15,000 tonnes métriques (TM) par an de poissons, 600 TM de langoustes, 200 TM de chair de lambi et 50 TM de crevettes. Cette production correspond à environ 30% de la consommation locale de fruits de mer, – à raison de 5.8 Kg/capita/an, l’un des plus bas de la Caraïbe – le reste étant importé. En 2015, cette l’importation s’élevait à $45 millions, pour des exportations totalisant $9 millions.24
Nous aborderons, dans la seconde partie de cette publication, la chaine logistique reliée à la pêche, et l’aspect, crucial, de la règlementation de ce secteur.