Haïti face au défi de la conservation des tortues marines

Cet article est basé sur le travail de mémoire de M. Keniel Deus sous la direction du Dr. Virginie Destuynder et soutenu le 26 septembre 2025 à la Faculté des Sciences de la Terre, de l’Environnement et de l’Aménagement du Territoire (FSTEAT), Campus Henry Christophe de Limonade. Le travail a été produit grâce à la bourse de Mémoires Haïti Maritime-FSTEAT 2024-2025

Le 10 octobre 2025, grâce à des efforts majeurs, l’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature) célèbre un premier pas dans la conservation de la biodiversité marine : la tortue verte marine (Chelonia mydas) passe du statut d’espèce en danger à celui de préoccupation mineure grâce à des décennies d’action soutenue en faveur de sa conservation.

Cependant, il est important de souligner que cette amélioration ne concerne que la tortue verte ; d’autres espèces, comme la tortue imbriquée (Eretmochelys imbricata), demeurent encore vulnérables ou en danger critique d’extinction. En Haïti, entre la pauvreté, les contraintes économiques, socioculturelles et réglementaires, ainsi que la pêche illégale, ces espèces sont au contraires soumises à des pressions constantes (Deus, 2025 ; FoProBiM, 2014).

Cinq espèces de tortues marines ont été identifiées dans la zone économique exclusive (ZEE) d’Haïti, mais celles les plus rencontrées, suivant la Fondation pour la Protection de la Biodiversité Marine (FoProBiM), sont la tortue caouanne 31,3 % ; imbriquée 31,1 % ; luth 18,7 % ; verte 17,1 % (FoProBiM, 2014 ; Vendeville et al., 2022).

Leurs rôles dans les écosystèmes marins

Les tortues marines jouent un rôle crucial dans les écosystèmes océaniques, mais restent menacées par de multiples pressions humaines et naturelles à l’échelle mondiale. Les océans, qui couvrent plus de 90 % de l’espace habitable de la planète et produisent la moitié de l’oxygène que nous respirons, abritent une grande diversité d’espèces (ONU, 2017), dont les tortues marines qui y occupent une place essentielle. Ces dernières participent à l’équilibre des écosystèmes marins. C’est-à-dire, comme l’explique Dias :

« elles participent à la santé des récifs coralliens en éliminant les algues envahissantes, participent à l’entretien des sédiments des fonds marins et assurent un équilibre écologique crucial. En tant que véritables ingénieures des écosystèmes, elles soutiennent indirectement la survie d’autres espèces marines, notamment les poissons et divers organismes qui se nourrissent des déchets qu’elles laissent dans leur sillage. Leur contribution dépasse ainsi les fonctions écologiques, impactant également le bien-être des populations humaines »
(Dias, 2012).

Par ailleurs, dans (Météo à la carte, 2020), l’importance des tortues marines dans la recherche scientifique est mise en lumière. Deux tortues caouannes, équipées de balises après leur relâchement à La Réunion, ont traversé l’océan Indien en enregistrant les températures de surface et de profondeur. Ces données, intégrées dans des modèles météorologiques, permettent d’améliorer les prévisions cycloniques.

Cependant, elles figurent parmi les espèces les plus menacées au monde, victimes d’un ensemble de pressions humaines et naturelles appelé « effet cocktail » : braconnage, pollution, prises accidentelles, collisions maritimes, destruction des habitats et changement climatique. Ces menaces affectent toutes les étapes de leur cycle de vie. Toutes les espèces de tortues marines présentes dans le monde sont menacées selon l’UICN, à l’exception de la tortue verte (Chelonia mydas), dont le statut s’est récemment amélioré et font l’objet de mesures de conservation aux niveaux international, national et régional.

Cet article a pour objectif d’illustrer la pression anthropique que subissent les tortues marines en Haïti, en s’appuyant sur des données recueillies lors d’une enquête de terrain menée en 2025 dans l’Aire Protégée des Trois Baies.

Nous y abordons successivement l’exploitation commerciale des tortues marines, les profils des acheteurs de tortues et de leurs écailles, ainsi que les prix de vente des tortues et de leurs carapaces, avant de conclure par quelques recommandations pour une meilleure conservation.

Exploitation commerciale des tortues marines

L’exploitation commerciale des tortues marines illustre la place qu’occupe cette espèce dans l’économie côtière haïtienne : malgré les interdictions internationales et nationales qui la protègent, la pêche des tortues marines demeure pratiquée. En effet, le décret du 27 octobre 1978 sur la pêche, notamment dans ses articles 97 et 122, stipule que toute capture, exportation ou commercialisation des tortues marines est strictement interdite.

Malgré ce cadre légal, Haïti s’est depuis longtemps spécialisée dans la vente et l’exportation de carapaces de tortues (Ottenwalder, 1987 ; FoProBiM, 2014). Par exemple, en 2017, une saisie record de 500 kg d’écailles de tortues imbriquées en provenance d’Haïti a eu lieu dans un aéroport de France appelé Roissy Charles-de-Gaulle. Senko et al. (2022) montrent que la pêche illégale de tortues marines concerne environ 65 pays, mais surtout que cinq pays concentrent 75 % des captures, Haïti en tête (31% des captures).

Pour mieux estimer et comprendre les sources de l’ampleur de la pêche des tortues en Haïti, (Deus, 2025) a réalisé une étude dans l’Aire Protégée des Trois Baies, plus précisément dans les baies de Limonade et de Caracol. Quatre-vingt-douze questionnaires ont été soumis aux pêcheurs des deux baies et des entretiens semi-directifs ont été menés auprès d’acteurs clés. L’analyse des résultats a montré qu’environ 65 % des pêcheurs interrogés ont capturé au moins trois tortues au cours de leur vie et 95 % au moins deux tortues.

À titre d’exemple, dix tortues ont été pêchées durant la semaine de l’enquête de terrain par les 92 pêcheurs répondants, cet échantillon représente environ 10 % des pêcheurs de l’Aire Protégée des Trois Baies selon l’estimation de Miller (2016).

Le mois précédent l’enquête, ce sont 46 tortues qui ont été déclarées par l’échantillon, et au moins 131 pour l’année en cours. Bien qu’un suivi plus systématique soit nécessaire sur le long terme pour une estimation juste de l’évolution du nombre de tortues pêchées, cette enquête permet d’assurer que ce dernier est de l’ordre de plusieurs centaines par an.

Acheteurs des tortues marines et de leurs écailles

De plus, l’analyse du marché révèle l’existence d’un véritable réseau d’acheteurs, aussi bien nationaux qu’internationaux, qui entretiennent et dynamisent ce commerce. Les tortues sont pêchées pour nourrir la famille. 43,0 % des pêcheurs déclarent qu’ils consomment la plupart des tortues capturées pour leur goût très apprécié. Mais elles sont aussi commercialisées.

Il y a différents types d’acheteurs : 82 % des pêcheurs vendent régulièrement à des machann manje (cuisinières de rue) pour la viande ; 22 % vendent à des vendeurs de poissons qui, en raison de leur proximité avec eux, peuvent acheter les tortues pour les revendre ; les employés étrangers du parc industriel de Caracol achètent également les carapaces de tortue imbriquées qui sont utilisées par les écailles japonais pour fabriquer des objets d’art (art bekko) et se vendent en coulisses à prix d’or depuis l’interdiction de leur vente par la convention de Washington en 1974. On compte aussi d’autres acheteurs occasionnels : des particuliers pour une utilisation personnelle et des acheteurs du Cap-Haïtien pour les revendre au marché.

Prix de vente des tortues et leurs carapaces

Les pêcheurs vendent les plus petites tortues à une médiane de 3 000 gourdes (≈ 23 USD), et les plus grandes à une médiane de 10 000 gourdes (≈ 76 USD). Cependant, pour la dernière tortue vendue, le prix médian était de 5 000 gourdes (≈ 38 USD), avec des cas extrêmes pouvant atteindre jusqu’à 40 000 gourdes (≈ 306 USD).

Pour la carapace, un quart (¼) se vend entre 2 600 et 3 900 HTG (≈ 20 à 30 USD), ce qui signifie qu’une carapace complète coûte entre 10 400 et 15 600 HTG (≈ 79 à 119 USD). On comprend ici qu’entre la viande et la carapace, la pêche d’une tortue représente un apport financier non négligeable pour le foyer. Ainsi, la capture des tortues marines répond à des besoins immédiats de survie et d’alimentation dans le cadre d’une économie de subsistance (Pegas, 2010), elle devient également un vecteur de profit lorsqu’elle est orientée vers le commerce international, illustrant une économie opportuniste où chaque opportunité de vente est saisie pour maximiser les gains.

Conclusion

La recherche de Deus (2025) a abouti aux résultats suivants : environ trente tortues sont capturées au cours d’un mois favorable à la pêche par les 92 pêcheurs interrogés (10 % de la population de pêcheurs de l’Aire Protégée des Trois Baies), et plus de cent trente et un (131) sur une année. La principale pression exercée sur les tortues est donc la pêche illégale. Les motivations qui la sous tendent sont essentiellement liées à la précarité socio-économique et aux traditions locales.

Enfin, 52,4 % des pêcheurs affirment que la population de tortues marines a connu une diminution considérable au fil du temps. Pour la première fois, ce travail chiffre donc réellement le nombre de tortues pêchées, et les quantités vont bien au-delà de ce qu’on pouvait imaginer. Il y a donc une extrême urgence à agir pour cesser, ou du moins limiter, la pêche des tortues ainsi que le trafic international d’écailles, notamment en ratifiant les conventions internationales, en appliquant les lois existantes et en mettant en œuvre un plan de gestion pour la protection des ressources marines.

Références

  • Deus, K. (2025). Analyse des pratiques de pêche illégale des tortues marines dans les baies de Limonade et Caracol : causes, méthodes et stratégies de conservation durable [Mémoire
    de fin d’études].
  • Dias, M. (2012). Sauvés de l’extinction : La tortue qui venait d’ailleurs [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=deMDoxHDpQs
  • FoProBiM. (2014). Hawksbill Sea Turtle Bycatch Assessment – Haiti. Fondation pour la Protection de la Biodiversité Marine.
  • La 1ère. (2017). Saisie record à Roissy : une demi-tonne d’écailles de tortues expédiées d’Haïti. https://la1ere.francetvinfo.fr/saisie-record-roissy-demie-tonne-ecailles-tortues-expediee-haiti-494657.html
  • Miller, J. (2015). Rapid fisheries sector assessment: Three Bays National Park, Haiti (North East Haiti). Caribbean Marine Biodiversity Program (Cooperative Agreement No. AID-OAA-
    A14-00064). The Nature Conservancy.
  • Organisation Nations Unies. (2017). La biodiversité marine et les écosystèmes marins assurent la santé de la planète et le bien-être. Chronique de l’ONU.
    https://www.un.org/fr/chronicle/article/la-biodiversite-marine-et-les-ecosystemes-marins-assurent-la-sante-de-la-planete-et-le-bien-etre
  • Ottenwalder, J. A. (1987). Ad Hoc National Report to WATS II for Haiti [Doc. 044]. Second Western Atlantic Turtle Symposium (WATS II), Mayagüez, Puerto Rico.
  • Pegas, F. D. V., & Stronza, A. (2010). Ecotourism and sea turtle harvesting in a fishing village of Bahia, Brazil. Conservation and Society, 8(1), 15–25. https://doi.org/10.4103/0972-4923.62676
  • UICN. (2025). La tortue verte marine (Chelonia mydas) passe du statut d’espèce en danger à celui de préoccupation mineure. Union Internationale pour la Conservation de la Nature.
  • Vendeville, P., Celestin, W., Vallès, H., & Jean Marie, S. (2022). Les principales espèces marines d’Haïti : Leurs grands traits écologiques, biologiques et leurs intérêts pour la pêche artisanale. Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).

Note

Cet article contient des images générées et/ou éditées à l’aide de l’intelligence artificielle.

Partager l’article :

Facebook
Twitter
LinkedIn

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

À propos de l’auteur

Dans la même catégorie

Éducation

Félicitations aux gagnants!

Rencontrez nos boursiers 2024-2025! La Fondation Haïti Maritime, en collaboration avec le décanat de la Faculté des Sciences de la Terre, de l’Environnement et de

En savoir plus »

Inscrivez-vous

à notre infolettre!